La pensée de Martial
Biès, une tête d'épingle
J’ai l’habitude de dire que Biès est une tête d’épingle et je vais essayer d’expliquer pourquoi.
L’image de la tête d’épingle s’impose à moi à la fois par sa simplicité et sa force.
Simplicité de ce petit objet de couture qui ne revendique rien ni en son nom ni au nom de personne. Cette simplicité n’empêche pas la dureté loin de là car son acier se révèle d’une force que sa finesse ne laissait pas entrevoir.
Cette fine aiguille enfoncée jusqu’à ce que seule dépasse la tête acquiert une dimension que rien n’aurait pu laisser supposer. Ce petit bout d’acier, cette minuscule demi-sphère se trouve transformée en un puissant point d’appui pour qui décidera de s’en servir.
Profondément ancrée elle autorise sans craindre, et ne se dérobe pas à la pression, ce qui est rassurant pour qui veux entreprendre et est à la recherche de soutiens.
Peut-être pourra-t-on objecter que la petite taille du point d’appui est un facteur limitant pour la longueur du levier et par conséquent son efficacité. Archimède recherchait un point d’appui pour soulever le monde (sans définir son levier, l’image seule suffisant).
Ici nous avons procédé d’une manière inverse en créant le point d’appui afin de le proposer à de multiples (du moins c’est souhaité) utilisateurs.
Pour poursuivre la lecture, cliquez sur les flèches pour faire apparaître les différentes parties du texte.
Produire n’est pas un acte utile et nécessaire en soi. Produire n’est utile que lorsqu’il sert directement à pourvoir aux besoins d’autrui sur les plans quantitatifs ou qualitatifs.
Nous avons adjoint deux paramètres supplémentaires à cette assertion, paramètres qui symbolisent à la fois l’action et l’esprit de notre action.
-
- Une liaison fondamentale et obligatoire (ontologique serait peut-être plus appropriée vu l’interdépendance) entre les activités économiques et solidaires.
- L’esprit dans lequel les choses doivent être faites afin de passer de l’individuel au soucis de l’autre.
J’ai d’ailleurs l’habitude de dire que Biès est le résultat de la somme de toutes les générosités de toutes ces personnes qui nous ont aidés et fait de ce lieu une vigoureuse tête d’épingle. Esprit qui cherche à faire gagner autonomie et responsabilisation aux participants, dans un environnement de solidarité et de partage que nous cherchons à étoffer.
Peut-être est-il délicat pour un non-averti de bien saisir les liens unissant la ferme de Biès et l’association « un lieu pour l’utopie ».
Pourquoi cette volonté de créer un outil économique partageable et empruntable (quasiment gratuitement). J’aimerais ici faire une digression et vous parler des indiens Aché qui vivent dans la forêt amazonienne et dont Pierre Clastres parle dans « La société contre l’Etat ». Il s’agit bien entendu d’une société de petite taille, mais dans la mesure où elle est constituée d’hommes et de femmes elle n’en est pas moins significative. Dans cette tribu le poids des interdits est important et un des principaux qui m’a fait beaucoup m’interroger, est celui-là. Nul homme, nul chasseur n’a le droit de consommer ni de faire consommer à sa famille le produit de sa chasse et doit le remettre impérativement à une autre famille qui elle aura le droit de le consommer et qui en contrepartie (mais pas obligatoirement) lui fournira les produits de leur chasse. Dans cette société les membres sont totalement dépendants les uns des autres pour leur (sur)vie. Cette notion d’interdépendance et de partage m’a beaucoup plu et l’imagination faisant le reste se sont bousculées en moi des ribambelles d’images de sociétés des plus farfelues aux plus « sérieuses » (tout dépend de la définition que l’on a du mot sérieux).
Cette digression achevée, j’aimerais revenir sur l’explication de l’œuf à bicyclette et sa relation avec la tête d’épingle.
-
- L’œuf symbolise toutes les activités économiques de la ferme ainsi que les différentes opportunités qu’elles nous ouvrent. Pour notre équilibre il faut que l’œuf soit toujours bien plein, que tout ce que nous avons lancé fonctionne et nous permette de vivre car malheureusement si l’œuf est trop léger il ne pourra rester en équilibre sur la selle tombera, se cassera et … « adieu veau, vache, couvée, cochon » ainsi que tous nos beaux (à mon sens) projets. D’où l’extrême importance à apporter à notre outil, mais outil qui serait sans âme s’il n’y avait…
- La bicyclette représente tous les projets de l’association. Projets qui nous portent, nous font avancer et qui sont les moteurs spirituels de notre action : aucun projet généreux en vue, aucune embellie, « diem perdidi ».
Il faut de plus que la bicyclette soit tout le temps en mouvement, qu’elle vacille et l’œuf craindra de chanceler, qu’elle s’arrête et le bel équipage risque de devenir comme un « marteau sans maître ». Si je peux paraître insistant sur cette union (absolument pas contre nature), c’est qu’il est impossible à mes yeux de vouloir les disjoindre. Les projets généreux sont nécessaires à notre action et notre action concrétise nos projets.
Si je n’ai pas été assez clair dans les explications données je résumerai le tableau en disant que l’œuf (activités économiques de la ferme de Biès) + la bicyclette (projets et activités solidaires de l’association « un lieu pour l’utopie ») forment la tête d’épingle (point d’appui obligatoire à la réalisation et au développement de nos desseins).
Simone Weil, la philosophe morte pendant le seconde guerre mondiale, explique dans un de ses ouvrages qu’en philosophie ouvrière, un tas est toujours un tas, mais que ce qui le différencie des autres, c’est l’esprit dans lequel il a été fait et qui lui donne toute sa force et en fait sa valeur. Nous sommes intimement persuadés de la justesse de sa remarque et c’est l’esprit qui doit tirer la charrue. Les boeufs ne viennent bien qu’après. Là réside la gageure à laquelle nous sommes confrontés tous les jours: comment créer et faire se développer conjointement richesses économiques et les faire circuler ?
- Protagoras est célèbre (du moins pour ceux qui le connaissent) pour la phrase « l’homme est la mesure de toute chose ». Cette évidence n’est point évidente à tout le monde et même peut-être pire pour certains est-elle devenue un repoussoir. Pour nous, il y a une joie profonde à entreprendre et les références aux Anciens (qui sont toujours glorieux) sont un levier pour l’action.
- Quant aux aborigènes, ils sont pour moi une importante source de réflexion et d’humilité, par la richesse de leurs traditions, leur sagesse (on ne détruit pas, on protège et on conserve). Ce à quoi j’ai été le plus sensible c’est à leurs rapports avec les bien matériels qui ne sont pas faits pour être possédés mais pour circuler et recréer ensuite de nouvelles richesses accessibles à d’autres, qui à leur tour…, et le tout sans accaparement. Ce type de croissance partagière et solidaire est pour nous l’exemple à suivre.
-
- La règle des 3G : gentillesse – générosité – grandeur n’est pas réservée aux membres de l’association bien évidemment, mais sera également demandée (et attendue en réciprocité) de la part des personnes que nous allons accueillir et avec qui nous allons travailler. Le but étant, il ne faut pas l’oublier, de créer en plus de l’outil économique (ce qui est de loin le plus facile vu ce qui a été déjà mis en place à la ferme), les conditions particulières pour leur redonner l’envie de l’autonomie et de la responsabilité dans un environnement de solidarité et de partage.
- Le commerce crée des biens. Je n’aime pas les mots mais ils peuvent être utiles de temps à autre pour une tentative d’explication. Ce qui nous différencie peut-être d’autres structures d’accueil et d’entraide (plus ou moins ponctuels ou de courtes durées), c’est que nous cherchons à intégrer les personnes accueillies dans notre réseau afin qu’à leur tour elles puissent en accueillir d’autres, les aider, les solidariser, la solidarité active étant l’esprit qui tire la charrue économique. Je me répète mais il y a pour nous une obligation morale à créer à la fois de la richesse humaine et de la richesse économique.
Comment à partir de notion de partage, de générosité, de solidarité peut-on construire une entité économique ? Hamlet s’est déjà longtemps avant moi interrogé.
La tête d’épingle est solide, les productions actuelles de la ferme peuvent être augmentées et toute la transformation peut être envisagée. Notre système de commercialisation à travers un réseau d’amitié construit au fil des années est très solide. Nos amies achetrices sont sensibles à notre action et nous soutiennent. Il est bien entendu que si nous ne vendions pas de la très (n’hésitons pas) bonne qualité à un prix très (là je n’hésite plus) raisonnable, notre succès serait beaucoup plus limité. J’ai l’habitude de dire que : « le jour où les femmes de service de la clinique des X ne pourront plus acheter nos produits parce qu’ils sont trop chers, ce jour là, j’aurai (nous aurons) perdu. »
Cet outil que nous mettons en place actuellement à savoir un abattoir, pour nos volailles, ainsi qu’une conserverie attenante doit être ce futur levier. Les nouvelles productions légumières et fruitières doivent être envisagées dans ce cadre, ce qui nous permettra de fortifier notre indépendance. Toutes ces opportunités devant nous permettre d’atteindre les objectifs dont j’ai parlé à la fin du chapitre précédent.
Je pense qu’arrivé à ce stade d’explication, il est important de parler des personnes. « Un lieu pour l’utopie » ne pourra vivre et grandir sans un système économique de solidarité/partage.
Quels sont les moyens à notre disposition ?
J’ai dans le chapitre précédent évoqué les pistes de production. Nous sommes toujours actuellement dans une période charnière car l’association ne gère pas encore directement l’exploitation agricole. Quand elle le fera, avec du personnel, elle pourra plus aisément mettre en place des types de contrats réservés au secteur associatif. Actuellement nous travaillons avec 3 types de personnes qui adhèrent aux mêmes idées que nous, à savoir :
- Des ami(e)s et des membres de l’association qui selon leurs disponibilités viennent plus ou moins régulièrement filer un coup de main quelques soient les choses à faire. Elles sont absolument nécessaires pour la bonne marche de l’ensemble et souvent beaucoup de l’accueil repose sur elles.
- Des personnes accueillies, personnes qui à un moment de leur vie ont été en rupture ou en chute et à qui le fait de venir avec nous pour un certain temps a permis de se reconstituer. Nous ne fixons jamais de durée afin de sécuriser la personne et lui permettre d’imaginer un futur. Les accueils peuvent durer de quelques jours à plus de 2 ans pour certaines. Il est bien entendu de leur part comme de la nôtre que plus elles restent, plus elles s’engagent. Ce type d’accueil à long terme est actuellement remis en question dans l’attente de la mise en activité de locaux aux normes.
- Les professionnels : depuis la profession libérale en passant par la SCOP jusqu’aux artisans et auto-entrepreneurs qui bénévolement (ou pratiquement) nous font profiter de leurs compétences. Cette amitié entre eux et nous, leur générosité est le symbole même à mes yeux de la validité de notre action.
Créer la relation d’amitié sera le prélude aux relations qui vont régir notre mode de travail : harmonie et complémentarité entre nous – donner des opportunités à ceux qui en ont peu ou pas – produire en commun, sans recherche du profit ou du « productivisme » pour soi, mais aussi pour le bien d’autres en refusant concurrence et compétition.
Dans un monde « individualisé » (j’allais dire égoïste mais cela aurait été une erreur, gardons-nous des généralités) concevoir une entité atypique (mais qui ne m’en paraît pas moins modélisable) me procure un profond sentiment de joie. Cette joie, cette amitié, je voudrais vous la faire connaître à partir d’un texte de Cyrano de Bergerac, écrivain français du 17ème s., qui dans « Les Etats et Empires du soleil » qui sont une joyeuse utopie nous fait découvrir une société composée d’oiseaux. Et quel est le crime le plus grave qui puisse être commis ? Quel en sera le châtiment ? – roulements de tambour – bruits de volière – Hé bien, mesdames et messieurs si au bout de 6 ans un oiseau ne s’est pas fait d’amis, il sera condamné. Et quel sera la condamnation ? Il sera condamné à devenir roi. Plaisante peine pensez-vous. Oh que non, car il sera condamné à être roi dans une autre espèce que la sienne, avec tous les désagréments que cela peut comporter. A moins de repenser notre code pénal une échelle des peines oiselières sera peut-être difficile à concevoir, par contre l’idée d’une structure économique au service d’un projet altruiste est déjà fort ancienne et Nicolas Rolin, en 1443, avec la création des Hospices de Beaune en est la plus parfaite illustration. Un hospice pour accueillir des nécessiteux adossé à un domaine viticole pour se donner les moyens d’agir. Nous n’avons pas les mêmes moyens mais avons à peu près les mêmes ambitions. Nous voulons juste ajouter en plus de l’amitié, de la générosité et de la solidarité comme valeurs économiques modélisables. J’insiste sur cette parité économique et humaine mais l’une ne peut se penser sans l’autre (et ne se fait ni ne se fera).
Le lieu pour l’utopie, la ferme, la tête d’épingle, l’oeuf, la bicyclette, toutes ces notions dont je me sers pour expliquer notre projet, nous voulons les faire vivre, les faire partager. Et si déjà tout commençait le matin par un : « Qu’est-ce que je peux faire pour vous ? » qui remplacerait l’habituel : « Bonjour » ou le « Bonjour ça va ? » qui peuvent se révéler n’être que des rites de politesses nécessaires à une certaine cohésion de groupe. Aller à la rencontre de l’autre quelque que soit l’endroit et se dire : « On va essayer de faire quelque chose ensemble et si ça marche on en parlera aux autres pour qu’ils fassent pareil. » quoi de plus simple. Cette recherche d’harmonie entre la vie et le travail entraine obligatoirement un refus de certains principes comme le pouvoir, la notion de subordination (je t’écoute car tu sais plus que moi et que tu cherches à me transmettre et m’élever), la notion d’enrichissement et de progression hiérarchique. Par contre les notions de joie dans la participation à un travail en commun renforcent la relation aux autres : Do ut des – je te donne, mais toi aussi il faut que tu donnes. Je rappelle que si tout est basé sur la bonne volonté individuelle, il n’y a de notre part aucune sélection sur le choix des personnes que nous rencontrons. Bien sûr, cela ne marche pas à tous les coups mais l’idée est de donner sa chance aux personnes qui viennent nous trouver ou que l’on nous demande d’aider. Entreprendre pour s’intégrer (et réciproquement si l’activité proposée plaît), redonner souffle et énergie, tout ceci doit nous rappeler qu’humainement il nous faut inventer du nouveau pour laminer le désespoir, et que l’énergie est et restera le maître-mot de notre action. Ceci signifie peut-être à nos yeux la remise en question d’une partie du monde (de la société?) dans lequel nous vivons et dans lequel nous ne reconnaissons pas nos valeurs.
Cette forte maxime qui date de 25 siècles résonne encore très fort et nous conduit à réfléchir au sens que nous voulons donner à notre vie, ainsi qu’à redéfinir notre économie des besoins et de ce fait les besoins d’une économie d’où serait banni tout ce qui écrase l’homme : la production au moindre coût, les notions valeur d’usage/valeur d’échange, l’endettement dans la course au gadget, à l’inutile nouveauté, la loi du profit maximum. Et qu’en contrepoint se crée à partir d’un sentiment de désintérêt pour le modèle proposé et quelque soit le travail, le très fort sentiment de permettre au plus grand nombre de pouvoir vivre correctement sans l’angoisse du lendemain en sachant qu’il n’existe plus de dichotomie entre la vie dans et hors du travail tant les valeurs de solidarité les imprègnent l’une et l’autre. Je pense en ce moment aux théories de J. Rawls, dans son ouvrage « Théorie de la Justice », pour une société plus juste qui réfléchit à un système de rémunération basé sur le mieux qu’on apporte aux autres. Beaucoup de penseurs ont cherché à définir des modèles de sociétés plus égalitaires, des comportement plus oblatifs, mais plus on définit, plus on clôt et plus on décourage d’entreprendre ce qui est l’inverse de ce que j’aimerais qui soit retenu, surtout quand on sait que l’on n’est plus seul.
J’ai pris le parti de ne m’axer que sur le côté que j’espère novateur de notre action économique. J’ai volontairement laissé à part toute notre activité associative. Un lieu pour l’utopie est une formidable boîte à outils par la mise à disposition gratuite à des personnes ou des groupes, de locaux pour les aider à monter leurs projets altruistes : du dortoir/salle à manger/cuisine jusqu’à la grande salle (expositions – spectacles – rencontres – fêtes).
Il y a un point dont je n’ai pas parlé jusqu’à présent, c’est de notre autonomie alimentaire. La ferme produit de quoi nourrir toutes les personnes qui y transitent ou y séjournent (plus de 5000 repas en 2011). Cette force extraordinaire est une assurance pour l’avenir. Ces repas qui durent souvent très longtemps sont les moments d’une extrême convivialité nécessaires à la structuration du groupe et des ami(e)s de passage.
Cornélius Castoriadis dans des entretiens au Monde Diplomatique déclarait : « Il faut faire éclater le moule économique. Le prix à payer pour la liberté est la destruction de l’économique comme valeur centrale et en fait unique. » « Il faut inventer des valeurs positives et des formes de vie en commun. » et peut-être est-ce ce que nous sommes en train de chercher à créer. Bien sûr il reste de grandes interrogations auxquelles nous ne pourrons répondre qu’ultérieurement : quelles peuvent-être et quelles seront les limites à notre action ? (aide ponctuelle – partenariat – intégration). Nos moyens seront-ils suffisants pour permettre à celles et ceux qui seront avec nous de construire leur vie ? La dernière (au moment où j’écris) utopie serait pour nous de réussir à agir pour tous ceux que nous ne connaissons pas (encore) et de pouvoir leur faire utiliser notre outil, en libre service, gratuitement, exactement comme lorsqu’on emprunte une route pour se déplacer. En espérant que tous ces minuscules éléments mis bout à bout soient imités. Je laisse le mot de la fin à Aimé Cézaire : » une nouvelle bonté ne cesse de croître à l’horizon ».
« Le poète a toujours raison » paraît-il. Dont acte.
Amitiés à toutes et à tous.
Paix Force et Joie à chacune et à chacun.
Martial
PS : Texte dédié à la mémoire de mon père qui le premier m’a fait naître à l’utopie.